Wednesday, 14 May 2014

De Rome à la Chine sur les routes de la Soi au temps des Césars

HISTOIRE
Couverture ouvrage
DE ROME À LA CHINE. SUR LES ROUTES DE LA SOIE AU TEMPS DES CÉSARS
Éditeur : BELLES LETTRES
432 pages /28,03 € sur
Résumé : Une histoire connectée de l’Antiquité, entre Empire romain et Empire han chinois.
Publié pour la première fois en 1997 , le livre du latiniste Jean-Noël Robert, historien de Rome, revêt une tonalité originale au regard des travaux d’histoire romaine. L’ambition de l’ouvrage est en effet de connecter les histoires du monde romain et de l’empire han chinois. Le parti pris de l’auteur est en effet moins de s’intéresser aux conditions techniques des expéditions qu’aux mentalités et à l’imaginaire qui baignent ces voyages. Le questionnement porte sur les savoirs réciproques que Romains et Chinois nourrissent les uns sur les autres. L’accent est donc mis sur une double perspective : d’une part, la nature des représentations sur les hommes des confins, de l’autre les conséquences commerciales et culturelles des échanges sur la vie quotidienne des deux empires, han et romain.

Jean-Noël Robert s’attache d’abord à saisir la vision que pouvait avoir un citoyen romain depuis Rome sur les contrées lointaines. La « quête de l’Eldorado » s’accompagne évidemment de croyances erronées et de représentations binaires. La plus répandue, développée par Ammien Marcellin consiste à penser que le fil de soie est produit par un arbre. Les Sères (Chinois) arrosent fréquemment leurs sombres forêts pour obtenir un délicat duvet (sericum) dont la récolte nécessite le plus grand soin. Ammien Marcellin dépeint les Sères comme des hommes honnêtes, modérés et épris de justice. Leur mode de vie est frugal et la guerre leur est étrangère. Du point de vue physique, les fantasmes romains les décrivent comme des hommes dont les cheveux sont rouges, les yeux bleus et la voix horrible. Surtout, une constante est qu’ils ne parlent jamais aux étrangers et font commerce d’une curieuse manière : ils déposent leur marchandise dans un lieu à l’écart et l’acheteur prend ce qui lui convient hors de leur présence. Cette analyse conduit l’auteur à se demander si la Sérique dont parlent les Romains correspond à la Chine actuelle. L’argument de poids qui pèse en faveur de l’identification à une région au moins très proche est celui de la qualité de la soie. Pour Jean-Noël Robert, la serica ne peut désigner que la soie chinoise. Il s’agit de la seule soie qui puisse supporter et fixer la teinture des foulons romains. Toutefois, le type indo-européens (yeux bleus, barbe châtaine, peau claire, visage long) livré par les textes au sujet des Sères invite plutôt à voir en eux des habitants voisins de la Bactriane – aux confins de l’Afghanistan, du Pakistan et de la Chine – et du monde indien.

En retour, les Chinois se forgent une vision précise des Romains en les nommant par analogie avec des populations voisines. L’auteur montre que le véritable tournant en matière de représentations chinoises s’inscrit en 165 ap. J.-C., au moment où le commerce et l’affairisme parthe sont ruinés par le saccage romain des villes mésopotamiennes de Ctésiphon et Séleucie. Cet affaiblissement de la route terrestre conduit en effet les marchands syriens et romains à privilégier la route maritime et à prolonger leur voyage jusqu’au golfe du Bengale. En 166 ap. J.-C., l’empereur An-toun (Marc Aurèle), souverain du Ta-T’sin, la « Grande Chine » – ainsi qu’est dénommé l’empire d’Occident par les Chinois – envoie une ambassade romaine à Houan-ti, l’empereur des Han, dans sa capitale Xian. Les Annales chinoises, en particulier le Heou Han Chou, précisent que jusqu’alors, les Romains n’ont pu entrer directement en relation avec la Chine à cause des Parthes, soucieux de garder jalousement le monopole du commerce des soies chinoises. Dans ce récit, le nom de Ta-T’sin pour désigner l’empire d’Occident est ainsi justifié : les Romains sont des hommes de grande taille dont la physionomie et les mœurs évoquent les hommes du T’sin, région du nord-ouest de la Chine. Les Chinois voient dans les Romains des hommes honnêtes dans leurs transactions, parce que leurs prix restent stables et les mêmes pour tous. Pour Jean-Noël Robert, ces « ambassadeurs » n’étaient en fait que des marchands qui, en se réclamant de ce statut, ambitionnaient d’être reçus au plus haut niveau.

Dans l’idéologie romaine de la domination de l’univers, la conquête orientale revient fréquemment dans les conversations. Cela s’explique par un point d’achoppement hautement sensible dans l’opinion romaine : la question parthe. L’auteur insiste sur l’importance dans l’imaginaire romain de la défaite des armées de Crassus face aux armées des Parthes à Carrhae (Turquie) en 53 av. J.-C. Outre l’affront symbolisé par la perte des enseignes romaines (les fameux aigles), les Romains craignent la tentation parthe de la restauration de l’empire des Achéménides. Dans le discours augustéen, la venue d’ambassadeurs provenant de Sérique est en ce sens interprétée comme un acte d’allégeance au peuple romain. Dans son testament politique, les Res Gestae Divi Augusti (Hauts faits d’Auguste divinisé), Auguste déclare : « Vers moi sont venus souvent des ambassadeurs des rois de l’Inde, ce qu’aucun chef romain n’avait vu jusque là ». Il fait ici allusion à l’ambassade indienne rencontrée à Samos en 20 av. J.-C., épisode relaté par Strabon . Les Indiens avaient présenté à Auguste une lettre écrite en grec par leur roi disant combien grande était l’amitié qu’il portait à l’empereur. En guise de preuve de cette insigne affection, il offrait à Auguste huit indiens dont les corps embaumaient les senteurs indiennes, ainsi que des immenses serpents et une tortue géante.

Les rivalités entre Parthes et Romains dissuadent ces derniers de franchir les bornes de l’empire romain. Jean-Noël Robert insiste sur l’importance des deux « portes orientales » de l’empire : Palmyre et Alexandrie. Ces cités constituent des « verrous » entre l’Orient et l’Occident. Elles sont le point d’arrivée du voyage des commerçants du monde romain. Palmyre devient progressivement, au détriment d’Antioche, la nouvelle plaque tournante des échanges entre les Parthes de Mésopotamie et la Méditerranée. Ce statut est entériné par l’octroi du statut de « ville libre » par Hadrien en 129 (liberté de la fixation des impôts) puis par l’exemption de l’impôt foncier par Caracalla. Aux Palmyréniens revient alors la lourde tâche de prendre en main les convois de marchandises vers les contrées orientales. La préparation de la caravane est supervisée par le synodiarque (chef de la caravane). Ce personnage est commandité par un patron, riche marchand qui ne participe pas lui-même à l’expédition. Il charge le synodiarque de réunir les chameaux, l’eau et les vivres pour les hommes et les bêtes, et des traducteurs pour les relations diplomatiques. Il s’occupe aussi de réunir des archers palmyréniens pour lutter contre les brigands parthes. Ces milices locales, formées exclusivement de citoyens de Palmyre, revêtent l’allure de groupes de « cavaliers des steppes » habillés de vêtements qui les situent entre chasseurs et guerriers (jambières, poignards, épées). Une fois arrivée à destination, la caravane est dissoute, les animaux sont vendus sur place et les hommes rentrent seuls à Palmyre. Les marchandises passent alors aux mains de marchands parthes ou indiens. La ville d’Alexandrie est la seconde porte orientale de l’empire : le port intérieur que constitue le lac Maréotis est tourné vers l’intérieur du pays et communique avec le Nil par des canaux d’où proviennent les produits en provenance d’Inde et de Chine.

L’auteur souligne toutefois qu’il existe quelques rares figures d’audacieux marchands, prêts à braver bien des dangers, qui parcourent de bout en bout le chemin par voie terrestre, jusqu’en Chine et en Inde. Ainsi, au Ier siècle ap. J.-C., le commerçant syrien Maes Titianos forme le vœu de briser le monopole parthe en envoyant ses agents commerciaux reconnaître la route de Chine. L’aventure, relatée par le géographe Marin de Tyr à Ptolémée qui tente d’évaluer la distance entre la Méditerranée et la Sérique, est celle d’un macédonien issu d’une puissante famille de marchands d’Antioche, capitale de la Syrie romaine. L’expédition traverse l’Euphrate à Hiérapolis (à l’est d’Alep), puis suit la célèbre route du Khorassan jusqu’à Bactres avant de rejoindre le lieu-dit de la « Tour de Pierre » (Bactriane), et de poursuivre jusqu’au pays des Sères. D’après les calculs de Jean-Noël Robert, le simple aller de ce voyage dura au moins un an. Cependant, dès le Ier siècle, une autre route est connue, celle de la mer Érythrée, dont l’étymologie renvoie à la « mer rouge », comprise comme la Mer Rouge élargie à la mer d’Oman jusqu’à l’Océan indien. Pline, dans son Histoire Naturelle , raconte en effet l’anecdote d’Annius Plocamus qui prend place à l’époque du principat de Claude (41-54 ap. J.-C.). Ce marchand avait pris à ferme les taxes de la mer Erythrée pour le compte du trésor royal. L’un de ses affranchis, alors qu’il navigue au large de l’Arabie, est emporté par les vents qui font dériver son bateau quinze jours durant jusqu’à Taprobane, c’est-à-dire Ceylan. Après qu’il eut appris la langue du pays, Plocamus revint à Rome accompagné de l’ambassadeur indien Rachias. Il enseigne aux Romains que, dans son pays, il n’y a ni tribunaux ni procès, et que le peuple y élit un roi pour éviter toute tentation dynastique. Son peuple ignore tout de la vigne mais pratique ardemment la chasse à la tortue. Pour l’auteur, cet épisode fondamental est la trace d’un premier voyage maritime fortuit vers Ceylan, d’une première traversée directe vers l’Inde.

Les échanges avec la Chine transforment la vie quotidienne des Romains. Jean-Noël Robert montre que les marchandises en provenance de Chine et d’Inde sont des produits de luxe. La spécificité de ce commerce réside dans le fait que Rome importe des matières premières coûteuses et les réexportent en Orient sous la forme de produits manufacturés. Les dames de la haute société achètent le « Parfum royal », élaboré à partir de senteurs indiennes : huile de ben, de costus, anome, cannelle, suc de noix de comaque, cardamome, myrrhe, nard à épis. Le poivre connaît un succès tel qu’une rue près du forum de Trajan est nommée Piperatica, « rue aux poivres ». Le chic suprême est de consommer du vin miellé au poivre. Cette boisson est exportée vers l’Orient sous le nom de « vin poivré d’Italie ». Du point de vue vestimentaire, le coton (mousseline) est porté par les riches romaines de l’aristocratie auxquelles la texture vaporeuse suggère le nom de nebula. La soie chinoise, trop lourde à porter, doit être retravaillée et retissée en la mélangeant de lin et de coton pour être rendue plus légère. L’intérêt majeur du tissu de soie est qu’il peut être teint et brodé au fil d’or. Il devient un tissu de luxe que les hommes eux-mêmes aiment porter. Ils sont alors jugés efféminés, raison pour laquelle Tibère tente d’en interdire le port masculin. En outre, les pierres précieuses et semi-précieuses (diamant turquoise, saphir, lapis-lazuli, onyx), mais aussi les perles sont l’expression d’une appartenance à tout ce que Rome compte de femmes de bien. Pline  affirme que l’ambition d’une Romaine désargentée est de porter ne serait-ce qu’une perle à une seule oreille. Selon lui, cela fait autant d’effet que d’être précédée d’un licteur. Cependant, l’impact réciproque des échanges entre l’empire romain et la Chine ne saurait se résumer à l’aspect commercial : ce sont aussi des techniques artistiques et des préceptes religieux qui se greffent aussi bien en Sérique que dans le monde romain.

En effet, l’auteur s’appuie, dans son chapitre « Les chemins de l’esprit », sur les découvertes de l’archéologue britannique Marc Aurel Stein pour montrer que les artistes voyagent entre les deux mondes. A la lisière du désert du Lob-Nor, le sanctuaire de Mirân est décoré d’une frise continue d’Amours nus et de jeunes Génies à bonnets pointus iraniens munis d’une épaisse guirlande. Les fresques sont signées d’une inscription en brahmi du IIIe siècle ap. J.-C. : « Cette fresque est l’œuvre de Tita qui lui a été payée trois mille bhammakas ». Le nom Tita est une forme indianisée du prénom romain Titus. Deux hypothèses sont proposées : soit Tita est né en Asie centrale et a été formé par des artistes occidentaux provenant du monde romain, soit il est né dans ce monde romain et a exporté son art au Lob-nor. A Rome, dans les cercles intellectuels, l’Inde est à la mode avec un intérêt croissant pour la doctrine des brahmanes. En 217, l’exégète Hippolyte de Rome, dans saRéfutation de toutes les hérésies, décrit les brahmanes comme une secte de végétariens qui affirme que le corps n’est qu’une enveloppe dans laquelle « la guerre règne ». Cela a pour conséquence un combat permanent contre les désirs et les convoitises. Cet affrontement, qui place la Chine au centre du débat, en fait une référence incontournable, tout à la fois lieu d’adhésion et lieu repoussoir.
Marianne BERAUD


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