Tuesday 3 December 2013

Toute la Chine dans un rouleau de soie


Peinture (détail) du début du XIIe siècle, attribuée à l'empereur Huizong (1082-1135).

L'exposition « Chefs-d'œuvre de la peinture chinoise », actuellement présentée au Victoria & Albert Museum (V & A) de Londres, apparaît comme une de ces manifestations de prestige qu'on ne saurait manquer. L'institution britannique nous promet un large éventail – douze siècles, de 700 à 1900 – et des pièces de premier ordre venant des quatre coins du monde : Paris, Berlin, Londres, Boston, New York, Tokyo et, bien sûr, de Chine populaire.


Du British Museum, à Londres, et du Musée Guimet, à Paris, sont issues les œuvres ouvrant l'exposition, qui nous fait traverser le temps de la dynastie Tang (618-907), peu tendre pour la religion bouddhique. Toutes proviennent des grottes de Dunhuang, dans le nord-ouest de la Chine, où elles avaient été cachées par les prêtres persécutés et d'où les rapportèrent les archéologues Aurel Stein et Paul Pelliot. Toutes sont inspirées par les rites ou par la pensée bouddhistes. Elles s'adressent à la piété plus directement qu'à l'érudition ou au plaisir de la peinture, si l'on excepte un délicieux moine accompagné d'un tigre sur un rouleau de soie chargé de vie terrestre. Plus tardif, un autre rouleau représente les 5 planètes et 28 constellations. Lui aussi donne à l'imaginaire céleste une chair et un sol terrestres, et nous rappelle combien la peinture chinoise a à voir avec la calligraphie.
DU PINCEAU COLORÉ AU NOIR DU PINCEAU
La période qui suit (950-1250, des Song du Nord aux Yuan) est riche en œuvres venues des musées des beaux-arts des Etats-Unis et du Japon. Leur ancienneté, la fraîcheur et la vivacité des motifs sont particulièrement émouvantes. On s'émerveille devant deux peintures attribuées à la main de l'empereur Huizong. Un rouleau montrant des femmes autour d'une pièce de soie le dispute ici par sa délicatesse à un vol de grues au-dessus d'un temple, prêté par le musée assez peu connu du Liaoning, à Shenyang. Deux rouleaux dus au peintre Zhou Jichang, prêtés par le temple Daitoku-ji de Kyoto, expriment avec une force stupéfiante les actes de disciples du Bouddha, fort bien portants, faisant l'aumône à une poignée d'humains loqueteux, ce qui ne les empêche pas, par ailleurs, de recevoir des offrandes de la même humanité.
L'exposition oscille ainsi entre le pinceau coloré et le noir du pinceau, un seul instrument pour exprimer des mondes multiples. L'ordre chronologique les fait s'entrechoquer. Moines, bouddhas ou patriarches, comme jaillis d'un trait ou d'une tache, chevaux appliqués, herbes fragiles, oiseaux perplexes, paysages assoupis dans des tonnerres de paix… Puis les déesses et les portraits se battent pouroccuper les cimaises, les arbres, les villes, les montagnes et les calligraphies pour occuper l'espace des rouleaux.
UN ROULEAU DE 12 MÈTRES
Ainsi va l'exposition du V & A, perdant le visiteur entre des bonheurs esthétiques contradictoires, instant graves, sourires, émotion… Sacrifiée aux divinités revêches de l'histoire de l'art, la curiosité pure est parfois moins bien servie. Anoter, dans ce registre, un remarquable rouleau de 12 mètres de long, représentation passionnante de scènes de la vie quotidienne de la ville de Suzhou. Daté de 1759, il est moins connu que le célébrissime et vénérable Qingming Shanghe Tu, qui décrit un jour de fête à Kaifeng à l'époque des Song. Mentionnons aussi, pour leur étrangeté, les fantômes facétieux de Luo Pin (1797). Le peintre ouvre son rouleau par la copie d'une gravure hollandaise où cliquettent les ossements d'un gracieux squelette.
Restent plusieurs questions. Quatre-vingts peintures, douze siècles, soit six ou sept œuvres par siècle, est-ce un dispositif suffisant pour comprendre l'univers de la peinture chinoise ? Transposons cela sous nos latitudes. Que donnerait un rassemblement qui nous conduirait des miniatures carolingiennes – rien avant – aux premières œuvres de Kandinsky – rien après ?
LE MUSÉE DE TAIPEI EXCLU
Le commissaire, Zhang Hongxing, s'en explique : il s'est limité à des œuvres déplaçables, peintes sur soie ou papier, excluant fresques et gravures sur pierre, qui auraient impliqué l'intermédiaire de reproductions. La calligraphie n'est pas non plus conviée à la fête, sinon comme accompagnement de certaines peintures. Troublant pour qui se souvient que la distance est minime entre le pinceau de la peinture et celui de l'écriture. Enfin, si l'on peut se satisfaire des prêts obtenus par le V & A, l'inévitable constat revient : les accords passés avec la Chine populaire continuent d'exclure tout prêt du Musée national de Taipei (Taïwan) qui, en ce domaine, reste le principal réceptacle de trésors.
Enfin, relevons ici la bizarrerie des études sur la peinture chinoise, partagées entre le classicisme méticuleux dont fait preuve l'approche du V & A, et celle, complexe, de penseurs comme André Cheng (Vide et plein – Le langage pictural chinois, Seuil, 1979), inspirée autant par Lacan que par la pensée taoïste. Les démarches semblent inconciliables. Pour qui ne se satisferait pas du catalogue de l'exposition, riche et assez documenté pour faire date au-delà du choix des peintures présentées, on peut avoir recours au monumental ouvrage d'Emmanuel Lesbre et Liu Jianlong, La Peinture chinoise (éd. Hazan, 2004), qui reprend les 300 oeuvres de la manifestation parisienne « Chefs-d'oeuvre des musées de Chine », présentée en 2004 au Grand Palais. Déjà, les auteurs opposaient ces oeuvres venues de Chine populaire à celles confinées sur l'île de Taïwan. Quand la politique décide d'ignorer l'histoire…

Masterpieces of Chinese Painting 700-1900Victoria & Albert Museum, Londres. Jusqu'au 19 janvier 2014. Ouvert tous les jours. Entrée : 13,50 livres (14,5 euros). Catalogue : 35 livres (42 euros).

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